Entretien entre Timothy Leary et Eldrige Cleaver


Samedi 9 Janvier 1971, 7h50. Eldridge Cleaver place Timothy et Rosemary Leary aux "arrêts révolutionnaires". Peu avant un dîner que donnaient les Leary, quatre Panthères Noires ont pénétré dans l'appartement et leur ont intimé l'ordre de les suivre. Devant leur refus, les Panthères ont procédé à l'enlèvement....
"Je suis trés triste d'avoir dû en passer par là, m'a déclaré Cleaver. J'ai connu la prison. Je n'aime pas les flics. Mais l'action révolutionnaire a ses exigences. Nous devions donner une leçon à Timothy."
Timothy est resté séquestré pendant quatre jours. J'ai servi d'émissaire, portant lettres et messages de Leary à Cleaver et de Cleaver à Leary. Cleaver a enregistré une bande magnétique - qui a été notamment diffusée en Californie - dans laquelle il critique violemment la notion de contre-culture et l'usage des hallucinogènes.

Zwerin : Eldridge, pourquoi as-tu enregistré cette bande magnétique, pourquoi "l'arrestation" de Leary ? Tu ne crains pas de diviser le mouvement révolutionnaire américain ?
Cleaver : au contraire, j'ai fait cela pour tenter de rassembler un mouvement fragmentaire. La conjoncture est à l'unité. Mais l'approche trip de la révolution substitue des objectifs et des drogues magiques à une appréhension lucide et logique de la réalité. La pérennité de cette ligne erronée serait un obstacle à l'unification et au renforcement du mouvement.
Zwerin : Timothy, voilà quatre mois que tu es en Algérie. Fais-tu toujours tienne la devise : "Turn On, Tune In, Drop Out" - Branchez-vous, Soyez en Phase, Laissez Tomber" ?
Leary : Je ne parle pas de drogue depuis deux ans. Ca ne m'interesse plus. J'ai tout dit et écrit : l'histoire et la science trancheront. J'ajoute que certaines drogues peuvent élever la conscience de ceux qui le veulent : c'est à eux et à la société d'en considérer les avantages et d'en contrôler les effets. Depuis que je suis à Alger, j'ai laissé Cleaver parler de ces questions et juger du positif et du négatif. Rosemary et moi sommes intervenus sur deux questions : recours aux armes pour défendre la liberté et le combat des femmes.
Cleaver : J'ai quelques mots à dire sur la devise de Timothy "Turn On, Tune In, Drop Out". L'action de timothy était progressiste il y a quelques années : elle avait un effet de déracinement, elle rejoignait le mouvement de refus devant les valeurs de Babylone. Cette époque est révolue. Ces hommes-là ont rempli leur fonction. Il est aujourd'hui temps que les gens réévaluent la stratégie contre le système et se préparent à l'assaut frontal. L'attitude de Timothy appartient au passé : chacun doit bien s'en persuader. Elle engendre la confusion, la division et les divisions.
Zwerin : Tim, tu n'as pas encore répondu à ma question. As-tu abandonné on slogan "Turn On, Tune In, Drop Out" ?
Leary : Le Mantra...
Cleaver : Quoi ?
Leary : Le Mantra... oui un slogan que je n'utilise plus depuis trois ans.
Cleaver : C'est pas vrai ! La dernière fois que je t'ai vu à l'aéroport, tu avais un badge sur ton chapeau avec le slogan, - et je t'ai demandé de l'enlever.
Zwerin : Allons droit au but : Eldridge, tu as dit que Leary s'était pété la tête à l'acide. Qu'est-ce qui te permet de l'affirmer ?
Cleaver : Toute sa conduite. Je lui abandonne sa vie privée et je ne retiens que les aspects politiques. Timothy a mis notre sécurité en péril. Il a fait confiance à des gens dangereux, il a trop parlé. Il a critiqué notre parti et montré un certain racisme à notre égard. Ca nous a causé du tort : la rumeur amplifie et déforme.
Zwerin : Tim, penses-tu que les positions d'Eldridge servent le mouvement ou le divisent ?
Leary (après un long silence) : Je ne sais pas. Au-delà des paroles, il y a cet acte : nous sommes venus à Alger nous mettre sous la protection du Black Panther Party. Nous pensions trouver ici un modèle du monde nouveau, dans cet Etat des exilés que les Panthers ont installé. Nous sommes les premiers Américains blancs qui préfèrent la protection de Huey Newton à celle d'Edgar Hoover, chef du F.B.I.
Cleaver : Voilà pourquoi c'est si important. C'est même historique. Cela nous impose de grandes responsabilités. Je m'adresse à la clientèle de Leary. Les adeptes de Timothy peuvent, par leur nombre et leur situation, blesser gravement, peut-être à mort, le système d'oppression de Babylone. Ils doivent sortir de leur passivité et se remettre en mouvement. Nous n'avons rien fait pour l'exclure, Timothy. A toi de prendre conscience de tes devoirs.
Leary : Peux-tu m'expliquer quels sont mes devoirs et mes responsabilités ?
Cleaver : Je suis trés déçu. Plus encore que lorsque j'ai... ordonné ton arrestation. Dans la lettre que tu m'as fait parvenir, tu manifestes une icompréhension totale de ce qui s'est passé entre nous. Tu restes sentimental, hostile et méprisant, tu juges et tu étiquettes.
Zwerin : il faut tenir compte des conditions d'inquiétude dans lesquelles la lettre a été écrite.
Cleaver : C'est vrai, mais c'est l'expression de sa pensée. Timothy a peut-être écrit cette lettre... en prison (rires), mais le contenu est clair : Leary nous attaque.
Zwerin : Que penses-tu, Tim, du jugement que porte Eldridge sur le LSD ?
Leary : J'ai déjà répondu. Je ne parle plus de drogues.
Cleaver : Tu ne crois pas que tu devrais en parler ? Si quelqu'un connaît le sujet, c'est bien toi. Si tu te tais, c'est soit que tu as décidé d'attendre pour y revenir, soit que tu as changé d'opinion. Et tes adeptes pendant ce temps-là ? Si tu as changé d'avis, tu dois leur dire. Je crois que tu as adopté récemment une attitude plus politique. Il faut que tu expliques clairement ce que tu penses de la bombe et du fusil. Il n'y a pas de temps à perdre : certains d'entre nous attendent dans les cellules des condamnés à mort, d'autres vont passer en jugement.
Leary : Babylone, c'est l'état-major de l'empire mondial de l'oppression. La tâche sera dure. La plupart des gens, opprimés et oppresseurs, croient le système indestructible. Et lorsqu'on n'a pas conscience de sa vulnérabilité, on cherche à s'en échapper : la drogue est un moyen parmi d'autres. Si je ne croyais pas à la révolution, je serais un partisan de tout moyen d'évasion, à commencer par la défonce - ou n'importe quoi d'ailleurs. Mais on peut s'en sortir.
Zwerin : Tu n'as pas condamné la marijuana dans ta déclaration sur bande magnétique. Pourquoi ?
Cleaver : Un révolutionnaire peut avoir besoin de se relaxer. Nous ne recommandons pas la marijuana pendant le travail politique. Mais en dehors des champs de bataille, on peut trouver quelques heures ou une nuit pour planer un peu. Ça n'empêche pas d'être sur pied le lendemain matin. L'acide au contraire brise le rythme pendant quelque jours et pose des problèmes de sécurité, d'autant plus qu'aucun de nos locaux n'est sûr. Les flics viennent à des heures bizarres et brisent les portes. C'est un désastre s'ils arrivent pendant un trip : on pourrait croire que ça fait partie du trip.

Texte extrait de Actuel n°6, Mars 1971


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